Disparition des cookies tiers, la fin de la publicité ciblée ?
Disparition des cookies tiers, la fin de la publicité ciblée ?

L’annonce de Google sur son blog le 15 janvier 2020 concernant la suppression progressive des cookies tiers sur son navigateur Chrome à horizon 2022 a eu l’effet d’une bombe dans l’écosystème de la publicité en ligne. Cette nouvelle décision unilatérale de Google sur fond de protection de la vie privée des internautes s’apparente-t-elle à du bon sens ou plutôt à un trompe-l’œil ? Une chose est sûre, cette nouvelle ne réjouit pas les éditeurs qui y voient un renforcement de la position dominante des GAFAM. Du côté des annonceurs, quels seraient les effets ?

Le marché de la pub digitale en émoi

En première ligne, les éditeurs de sites web se sentent menacés par une perte de revenus liée à la monétisation de leurs audiences et espaces publicitaires. Plus globalement, c’est tout l’écosystème ad-tech avec des acteurs tels que les trading desks, les outils technologiques (DMP, DSP, etc.) qui va connaître un sacré bouleversement dans le business model. La chaîne de valeur repose sur l’utilisation des cookies à des fins de ciblage publicitaire.

Décidément, les médias français n’ont pas fini de lutter face aux géants du numérique, ce qui n’est pas sans rappeler le bras de fer entre Google et les éditeurs de contenus en ligne au sujet des « droits voisins ». Dans ce contexte tendu, les groupes de presse ont la vie dure. La contre-attaque montée collectivement avec la saisie de l’Autorité de la concurrence a inversé le rapport de force. L’entrée en vigueur de la loi en 2019 (La France est le 1er pays à transposer la directive européenne sur le droit d’auteur) ne laisse plus d’autre choix au géant américain que de faire preuve de bonne foi et d’ouvrir les négociations sur le partage des revenus en contrepartie de l’utilisation d’articles ou vidéos sur la plateforme.

Bref, l’industrie de la pub digitale est en pleine effervescence et l’avenir des cookies suscite des questions. La complexité du sujet du fait que la data soit le nerf de la guerre nous amène ici à nous focaliser sur les conséquences de la disparition des cookies tiers du point de vue de l’agence, pour le compte des annonceurs. L’idée est aussi d’apporter un éclairage sur l’alternative « Privacy Sandbox » sur laquelle Google travaille et de se projeter sur d’autres solutions dans une ère post-cookie. Avant cela, intéressons-nous aux rôles de ce fichier texte déposé par le navigateur (Chrome, Firefox, Safari, Edge, etc) lorsqu’on consulte une page web.

Le cookie, si discret pendant des années, se retrouve aujourd’hui au cœur de l’attention

 

Pour la petite histoire, le cookie est apparu en 1994 pour doter les sites web d’une mémoire. Ce sont les ingénieurs John Giannandrea et Lou Montulli travaillant sur Netscape (navigateur qui a dominé le marché à cette époque) qui ont trouvé cette solution pour faire face à la problématique de l’oubli des actions précédentes lorsqu’un internaute navigue vers une nouvelle page, notamment pour conserver son panier sur un site e-commerce.

Jusqu’il y a peu, le cookie né avec le web menait une vie discrète car peu d’internautes avaient conscience de son existence et encore moins de son rôle. Qu’il s‘agisse de cookies permanents ou de cookies de session, c’est pourtant un élément indispensable pour garantir une expérience de navigation satisfaisante. En soi, cela n’affecte en rien le fonctionnement de l’ordinateur et il est invisible pour l’usager lambda qui ne devrait donc pas en avoir peur. Mais compte tenu de la prise de conscience du pistage publicitaire sur la toile et la prolifération des messages intrusifs à l’instar des techniques de retargeting, il est légitime pour les utilisateurs d’être inquiets quant à la collecte de leurs données personnelles à cause des cookies et autres traceurs.

Même si ce n’était pas son but initial, le cookie a donné la possibilité aux éditeurs de mieux connaître leurs audiences et créer de la valeur avec leurs données propriétaires en s’équipant de DMP (Data Management Platform). La segmentation des profils avec une approche granulaire offre de nombreuses opportunités de ciblage pour les marques, via des critères socio-démographiques, comportementaux ou même des centres d’intérêts et des intentions d’achat. L’annonce de Google a donc sonné le glas de l’audience planning et la promesse d’une publicité personnalisable car les échanges entre les outils programmatiques pour identifier des profils se font sur la base des cookies tiers.

En tout état de cause, les acteurs de la publicité digitale ont sans doute été trop loin avec les cookies, ce qui au passage justifierait la progression des ad-blockers (environ 1 internaute sur 3 utilise un logiciel bloqueur de bannières en France). Depuis plus de 2 ans maintenant, l’engagement des éditeurs se tourne vers le respect des utilisateurs et une publicité de meilleure qualité pour les annonceurs (visibilité, brand safety, anti-fraude etc.), comme l’illustre l’initiative interprofessionnelle du label Digital Ad TrustLe marché va à l’encontre des dérives du passé pour favoriser des pratiques responsables et la transparence, ce qui est donc plutôt une bonne nouvelle !

Engagements des sites labellisés Digital Ad Trust

Engagements des sites labellisés Digital Ad Trust

 

La chasse aux cookies et l’alternative « Privacy Sandbox »

 

La décision de Google intervient dans le cadre du développement de son programme « Privacy Sandbox » dont l’objectif est de rendre les cookies tiers obsolètes d’ici 2 ans. Toutes les composantes n’ont pas encore été dévoilées. Il s’agirait d’un outil de mesure d’audience open-source visant avant tout à préserver la confidentialité des internautes (stockage des données directement dans le navigateur et accès via des API pour les annonceurs). Aussi, elle permettent aux entreprises d’activer des publicités ciblées, sur un modèle « one to few » en se basant sur des critères de centres d’intérêts, établis sur des habitudes de navigation modélisées grâce au « machine learning ».

Le projet s’inscrit également dans la lutte contre la fraude, afin que Chrome soit en mesure de détecter les robots pour garantir aux annonceurs des publicités vues et cliquées par des personnes réelles. Une autre facette concerne la mesure de la conversion , pour apporter aux annonceurs des insights sur ce qu’il se passe concrètement après une exposition ou une visite sur le site. Il est essentiel de pouvoir mesurer l’efficacité mais attention néanmoins à ne pas tomber dans les travers du modèle « last click » avec une vision silotée qui favorise mécaniquement les leviers activés en bas de l’entonnoir, même si on comprend bien que Google a plutôt intérêt à valoriser les taux de conversion obtenus grâce au SEA. L’enjeu sera de s’assurer que l’analyse ne soit pas biaisée dès lors que l’on confie à Google toutes les clés. Le géant américain régulièrement attaqué pour abus de position dominante aura plutôt intérêt à réfléchir avec les autres acteurs de l’écosystème pour se réorganiser autour de nouvelles normes.

Parts de marché des navigateurs web

Parts de marché des navigateurs web

Si cette décision à l’initiative de Google d’éradiquer les cookies tiers d’ici 2 ans a semé le trouble, c’est qu’il s’agit de Google et de son navigateur Chrome qui s’accapare environ 60% des usages en France et à travers le monde. Au fond, il a emboîté le pas de ses concurrents, à commencer par Apple et son système ITP (Intelligent Tracking Prevention) pour le blocage des cookies dans son navigateur Safari en 2017. Mozilla avait commencé en 2013 sur Firefox via sa technologie Enhanced Tracking Protection (ETP). Depuis l’année dernière, la protection contre les cookies tiers est paramétrée par défaut. Le renforcement de la protection des utilisateurs contre le pistage est au cœur des préoccupations.

Une initiative dans la lignée des engagements prônés par les autorités administratives

 

L’autre raison pour laquelle cette annonce a fait du bruit, c’est qu’elle est survenue exactement le lendemain de la publication du projet de recommandation de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) qui préconise aux éditeurs de sites web et applications mobiles d’offrir à l’internaute le choix de consentir ou non à la pose de cookies par le biais de 2 boutons « Accepter » et « Refuser », représentés à part égale visuellement pour ne pas tromper l’utilisateur.

Aujourd’hui, ce n’est pas le cas sur la majorité des outils standardisés « Consent Management Platform » (CMP) que nous sommes habitués à voir apparaître sous la forme d’un bandeau ou de pop-up dès l’entrée sur un nouveau site. Ce type de plateforme permet d’obtenir le consentement mais pas toujours en bonne et due forme. D’ailleurs, environ 90% des internautes cliquent généralement par lassitude sur le bouton « J’accepte » sans se soucier des détails, pour gagner du temps. Mais ce taux devrait nettement diminuer lorsqu’il faudra « recueillir le consentement libre, spécifique, éclairé et univoque des utilisateurs » selon les modalités énoncées par la CNIL dans sa proposition.

Cela fait écho au RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) entré en vigueur il y a tout juste 2 ans. Depuis quelques années, le respect de la vie privée des personnes physiques dans l’univers du numérique est un enjeu prioritaire. Les problématiques issues de la gestion des données personnelles ont fait émerger des nouvelles pratiques, soutenues par les efforts de la CNIL en France.

RGPD et le futur règlement e-Privacy

RGPD et le futur règlement e-Privacy

Pour les entreprises qui ont recours à la collecte et l’exploitation de données personnelles dans leurs activités, le RGPD a été synonyme de crainte, face à la problématique de perte du patrimoine informationnel, face aux risques encourus en cas de violation de ces données à caractère personnel et bien sûr compte tenu de la sévérité des sanctions financières (4% du CA mondial total de l’exercice précédent). La date fatidique du 25 mai 2018 a fait paniquer les professionnels, un peu comme la peur du bug de l’an 2000. Avec du recul, cet épisode peut faire sourire car le RGPD n’a pas servi de couperet mais plutôt d’un changement de cap. En effet, le rôle de la CNIL est plutôt bienveillant, afin d’accompagner les entreprises vers une mise en conformité des organisations et processus autour du traitement des données.

En réalité, cette mise à jour du cadre juridique (Loi Informatique et Libertés) créé 40 ans plus tôt et modifié en 2014 s’apparente plutôt à une démarche de responsabilisation et génère de nouvelles opportunités, à commencer par l’amélioration de l’expérience client. Une démarche honnête et transparente vis-à-vis du client avec notamment l’obtention d’un consentement explicite sur l’usage de ses données favorise une relation de confiance et s’avère être bénéfique pour l’image de marque.

Dans son prolongement, pour donner de l’ampleur au RGPD, la prochaine étape sera la nouvelle directive « e-Privacy » (version 2.0). L’internaute aurait la possibilité de choisir une bonne fois pour toutes s’il accepte ou pas les cookies pour chacun des sites qu’il visite, cela dès sa 1ère connexion. Le texte européen qui devait être adopté cette année inquiète les éditeurs qui continuent de se mobiliser auprès du Parlement européen et du Conseil de l’UE, pour alerter sur les dangers de cette nouvelle réglementation pour leur modèle économique.

L’impact de ce changement de paradigme pour les annonceurs

En clair, la nouvelle révolution qui se profile dans le secteur du numérique ne va pas faire que des heureux. C’est évidemment une bonne nouvelle du point de vue de l’utilisateur mais intéressons-nous maintenant aux changements engendrés par la disparition des cookies tiers pour les annonceurs. Il sera bien entendu toujours possible d’activer de la publicité ciblée, mais la tendance sera encore plus à un enfermement dans les écosystèmes des géants tels que Google, Facebook et Amazon. Surnommés « walled garden » (jardins clos) du fait que leurs données soient accessibles uniquement sur leurs plateformes respectives (identification des utilisateurs grâce au log), que les technologies tierces de mesure (ad-viewability, brand safety) ne soient pas autorisées. C’est la raison pour laquelle Google se retrouve accusé d’être juge et partie. Malgré cette opacité, le marché a une appétence pour ces plateformes facilement accessibles. Ce n’est pas surprenant que Google et Facebook captent à eux seuls 3/4 des investissements publicitaires d’un marché qui avoisine les 6 milliards par an en France. Les bénéfices pour les annonceurs sont incontestables : puissance de l’audience (reach), qualité de la segmentation (précision) et des résultats avérés (performance).

La position hégémonique des GAFAM est incontestable

La position hégémonique des GAFAM est incontestable

 

La mort du cookie sonne le glas de l’audience planning

 

Les annonceurs adeptes de stratégie data-driven sont obnubilés par la connaissance client, la personnalisation des messages et la pertinence des publicités, à juste titre. Sur le principe d’adresser « la bonne personne, au bon moment et au bon endroit » qui fait le succès de l’audience planning, on ne peut imaginer pour demain l’activation de display (hors-GAFAM) sans data, qui engendrerait une baisse d’efficacité des campagnes et donc une perte de business pour les marques. Sans cookies, le ciblage comportemental va devenir plus compliqué, comme le retargeting.

Même s’il serait évidemment possible de traiter avec chacun des éditeurs d’un plan media pour accéder à ses données propriétaires (1st party data), sous la forme de deals ID, l’approche serait bien trop chronophage et coûteuse (déclinaison des contenus, formats spécifiques etc.). D’autant plus que la qualité et la rareté des profils va entraîner une hausse des prix.

Pour autant, l’approche de ciblage contextuel a toujours du sens. Les annonceurs se basent sur des signaux qui présagent un comportement intentionniste d’achat en ciblant des « moments de vie », plus qu’une cible spécifique réduite à des critères socio-démo. Par exemple, dans le secteur automobile, les constructeurs continuent de miser sur des sites affinitaires comme Lacentrale.fr pour être au plus proche de leurs cibles, tout en capitalisant sur des données fines (ex : catégorie, marque du véhicule recherché).

Sans les cookies, il y a toujours le ciblage sémantique pour s’assurer d’une diffusion dans un environnement sain et en adéquation avec le message. Avec la technologie Grapeshot par exemple, on peut se servir de mots-clés (inspirés de la stratégie SEA), méthode qui s’avère être efficace pour cibler des profils affinitaires sur des campagnes d’acquisition. Cette technique de ciblage est également possible sur Le Bon Coin.

La granularité du ciblage par catégorie et univers sémantique

La granularité du ciblage par catégorie et univers sémantique

Le mobile in-app est aussi une solution car il n’intègre pas de cookie mais un device ID, correspondant à un numéro d’identification unique et crypté du terminal, attribué par le système d’exploitation (IDFA pour Apple et AAID sur Android).

Mais le cookie ne sert pas uniquement à cibler, il sert aussi à mesurer.

La remise en question de l’outil de tracking

Google Analytics : l'outil de référence pour l'analyse de trafic

Google Analytics : l’outil de référence pour l’analyse de trafic

En achat média, la disparition du cookie engendrerait une perte d’indicateurs : la mesure de la couverture sur cible et la répétition avec système de « capping ». Un annonceur ne pourrait plus maîtriser sa pression publicitaire et définir la fréquence d’interaction avec un même visiteur. Ça pose également un souci de déduplication des utilisateurs, comment savoir si un profil a déjà été touché sur une précédente opération, voire même un autre message au sein d’une même campagne, dans le cas d’une scénarisation ?

Dans un contexte omnicanal avec des parcours clients qui mélangent les interactions, se pose également la question de la reconstitution de l’attribution des performances parmi les différents leviers digitaux. L’imbrication des fameux « touchpoints » est difficilement analysable sans prise en compte du post-view (post-impression). Sans le cookie tiers, il ne serait alors pas possible de rattacher une conversion à une exposition publicitaire sous la forme d’une bannière display. In fine, ça incite les annonceurs à se tourner vers des leviers (notamment les Ads) qui génèrent plus facilement des conversions post-clic.

Sa place sur le marché lui conférant le statut de 1er vendeur display, avec un réseau des sites inscrits aux programmes Ad Exchange et AdSense, Google deviendrait alors omniscient avec ses outils d’adserving, d’analytics et bien sûr son navigateur Chrome.

Concrètement, d’un point de vue statistique, l’enjeu pour l’annonceur et l’agence qui l’accompagne dans sa stratégie d’acquisition est toujours de définir un bon mix-media et ventiler les budgets entre les différents leviers. Avec moins de données disponibles, ça limiterait la mesure de l’impact des différentes actions dans une logique d’attribution « multi-touch ». Cela nécessiterait un travail d’extrapolation avec des facteurs de probabilité, sur la base de panels d’utilisateurs (exposés / non exposés), des tests A/B, ou encore des études post-test.

La réorganisation de la collecte de data

 

Un autre enjeu majeur pour les annonceurs serait de revoir le mode de collecte des données. Si le cookie n’a plus de valeur, l’entreprise sera contrainte de récupérer des contacts (par exemple via l’e-mail) avec des données déterministes pour conserver un maximum de précision. La collecte pourrait aussi s’opérer en point de vente dans le cadre d’un parcours qui intègre du offline. En somme, c’est la connaissance client qui se verrait impactée par ces changements, avec un véritable défi autour de la gouvernance des données.

Quelles alternatives pour demain ?

La mort programmée du cookie semble inévitable, ce qui sonne comme une bonne nouvelle pour les usagers du web. Les mastodontes américains ont à cœur de redorer leur blason après les différents scandales au sujet de la protection des données, notamment l’affaire Cambridge Analytica qui a entaché encore un peu plus la réputation de Facebook et que le grand public a pu découvrir en détail avec la diffusion du documentaire « The Great Hack » sur Netflix.

Google croit énormément en « Privacy Sandbox » même s’il reste encore des zones d’ombres à éclaircir. Quoi qu’il en soit, la mise en œuvre de cette alternative s’annonce délicate, il va falloir trouver un compromis avec les différents acteurs de l’écosystème, à commencer par les éditeurs mais aussi les annonceurs.

D’autres solutions conformes au RGPD ont émergé pour anticiper ce changement et pallier dès à présent à la diminution du taux de synchronisation des cookies tiers entre les différents acteurs de la chaîne programmatique. Parmi les propositions pour un identifiant unique, il y a par exemple Digitrust, ID5 ou Pass Média.

Identifiant unique pour se connecter aux médias en ligne

Identifiant unique pour se connecter aux médias en ligne

Cette course à l’ID unique nécessite des investissements importants, d’où l’intérêt d’y réfléchir collectivement pour aboutir à un langage commun, mais qui détiendra la propriété de cette solution universelle ? 2 années ne seront pas de trop pour se préparer à cette nouvelle révolution dans la pub digitale. Affaire à suivre…